LES HABITANTS DU MIRAGE - ABRAHAM MERRITT
Leif Langdon et Jim Two-Eagles prospectent au fin fond de l'Alaska lorsqu'ils tombent sur une étrange vallée dissimulée par un épais brouillard. Sous la nappe de brume prospère un monde surprenant où deux peuples cohabitent tant bien que mal de part et d'autre d'un fleuve infranchissable. L'une des rives est occupée par de farouches guerriers nordiques adorateurs du démon Khalk'ru tandis que l'autre abrite un peuple de pygmées pacifiques qui vouent un véritable culte à une ravissante jeune femme : Evalie.
Dès son arrivée, Leif s'éprend de la jolie déesse. Un amour partagé mais qui va relancer les hostilités entre les deux nations. Car Leif n'est pas un simple mortel. Depuis un séjour chez les Ouigours du désert de Gobi, il est habité par l'esprit de Dwayanu, un guerrier cruel et ancien serviteur de Khalk'ru. Il va ainsi se retrouver écartelé entre les deux peuples et partagé entre deux destinées, entre deux amours...
Abraham Merritt est considéré par beaucoup comme un des pères fondateurs de l'eroïc fantasy. Une opinion à laquelle je souscrit sans réserve tant il est vrai que ses romans fourmillent des ingrédients qui feront le succès du genre. Ambiances médiévales, forteresses, combats à l'arme blanche et sanglantes chevauchées, nul doute que de telles histoires aient pu inspirer un Howard ou un Leiber. Nul doute aussi qu'il ait lui-même subi l'influence d'auteurs tels que Rider Haggard ou Burroughs puisqu'on y trouve également tout l'imaginaire des « Lost race tales ».
Les habitants du mirage est au confluent des deux genres. L'ancienne civilisation isolée du monde moderne est bien là, tapie au fond de sa vallée perdue. Présentes aussi les deux factions antagonistes, figées dans leur opposition ancestrale. Le principe bon d'un côté, personnifié par la vierge blanche et son petit peuple. Le mauvais d'autre part : le trio Khalk'ru, Tibur, Lur. Le démon, le guerrier et la sorcière. Et, au milieu de tout çà, le courageux héros qui va rompre l'équilibre millénaire et réaliser l'antique prophétie.
Malgré les apparences, ce roman n'est pas aussi manichéen qu'on pourrait le penser. Grâce à l'ambivalence de son héros, fruit d'un dédoublement de personnalité, Merritt procède à un renversement de point de vue. Ce n'est plus Leif Langdon qui s'exprime, mais Dwayanu. Ce n'est plus le sympathique aventurier mais le guerrier sanguinaire qui prend les choses en mains. L'auteur s'autorise alors à lui faire commettre des actions répréhensible et éprouver des sentiments que la morale de son époque réprouvait : envie, colère, luxure...
L'action en est totalement relancée. L'intrigue bascule dans les complots et les intrigues de cour. Les combats et les trahisons s'enchainent. On s'étripe et on s'ébouillante. Ca bouge et c'est tant mieux. Pour autant, l'action n'est pas le seul atout de ce livre qui possède bien d'autres cordes à son arc.
Signalons pêle-mêle d'intelligents rapprochements entre science et religion, dieux et extra-terrestres, une large place faite aux femmes et une écriture particulièrement raffinée. Trop peut-être. Merritt est à ma connaissance le seul auteur de fantasy chez qui les cascatelles déversent une eau pellucide au milieu de cannaies ! Et oui, il y a du Balzac chez lui. Peut-être même un peu de Proust. Tenez, voyez vous même : "Et je me dis, alors, que la science et la religion sont vraiment proches parentes, ce qui explique en grande partie pourquoi elles se haïssent si fort, que les hommes de science et les hommes de religion sont parfaitement semblables dans leur dogmatisme, leur intolérance, et que chaque âpre bataille religieuse sur telle ou telle interprétation de foi ou de culte a son équivalence dans les batailles scientifiques sur un os ou sur un rocher."
J'ai Lu SF - 1974